Pour le second épisode de ma série « rap et urbex », je vous propose de regarder de plus près un très beau clip de Youssoupha, sorti en 2015 pour sa chanson « Niquer ma vie ». Tourné dans un célèbre sanatorium désaffecté, je vous présenterai le clip, les expériences des vidéastes Anthony Abdelli et José Eon, qui étaient deux jeunes étudiants en école de cinéma à l’époque, mais aussi des photos de ma propre visite dans ce lieu.
« Lève ta main si tu te perds à cause des tiens, mais bon, Lève ta main si t’es solidaire des tiens » Youssoupha, Niquer ma vie (2015)
Le clip de « Niquer ma vie » a déjà beaucoup fait parler de lui en 2015 pour sa mise en scène à la fois originale et élaborée: Youssoupha prête son flow de rappeur à des personnages de tableaux classiques qui s’animent pour raconter l’expérience de relations humaines difficiles. Alors que les personnages des tableaux revivent, le clip est tourné dans un bâtiment abandonné dont la peinture continue de s’écailler sur les murs. Cette superposition entre l’animation des tableaux et le déclin inexorable du bâtiment qui leur sert de cadre de fond est assez surprenante.
Alors que la qualité visuelle du vidéo-clip a été célébrée par la critique, le bâtiment désaffecté n’est que brièvement mentionné. Pourtant, il est intéressant de revenir sur les origines de ce choix artistique avec les deux vidéastes. Le projet, qui a duré plus d’un an, a connu une trajectoire intéressante.
Le rap, exclu des lieux de la culture légitime dominante
Nous avions décidé dans un premier temps de tourner le clip dans une grande institution. Nous avons donc commencé par faire nos repérages au musée d’Orsay, puis au Louvre. Le souci est que nous nous sommes vu refuser le tournage avant même que le projet ne soit étudié, j’imagine que le fait que ce soit un clip de rap a fait peur à nos interlocuteurs (les vrais raisons ne nous ont jamais été communiquées).
Interview par écrit avec Anthony Abdelli, 12 mars 2018
Le clip donne à voir un lieu désaffecté par défaut d’avoir pu accéder à d’autres espaces. Il s’agissait en effet d’un choix « contraint », du fait de l’interdiction de tourner dans des lieux culturels emblématiques, le Louvre et Orsay. Ce refus est assez révélateur des formes de violence symbolique existant au sein de la sphère culturelle française et des effets de domination de la culture légitime – voire « noble » – sur la culture « populaire ». Malheureusement, « en dépit de la diversité des artistes et du florilège de morceaux qu’ils ont produits, le rap reste perçu pour certains critiques comme un genre déviant, issu d’un milieu et d’une culture équivoque – bref, d’une culture « inculte » » 1.
On cherchait un lieu un peu sacré, finalement, puisque c’est l’idée d’un musée, dans lequel on place des œuvres extrêmement chères… Il y a tout un cérémonial, une sacralisation des musées en France. On dit aux enfants de ne pas parler… Orsay, c’est un peu comme une église, il y a un rapport à l’église dans ces musées. Pour revenir à notre projet, ils ont mis longtemps à nous répondre. Et finalement, on n’a pas obtenu les autorisations du Musée d’Orsay, ni du Louvre. Pour des questions techniques, c’était compliqué d’aller dans des petits musées. Donc, on ne pouvait pas avoir des tableaux français (ce sont des tableaux américains du musée de Chicago) et pas non plus de musée français.
José Eon, interview par téléphone, 14 mars 2018
L’univers du Sanatorium d’Aincourt, une autre sacralité
Si on nous refuse l’accès au musée, alors que ce sont précisément des lieux prévus pour les tournages, des lieux publics, on s’est dit: « faisons là où on nous renvoie, c’est-à-dire allons dans un lieu désaffecté, et jouons la carte d’une expo alternative, avec l’idée de tableaux classiques volés dans un hangar hyper trash, détérioré. Ça s’est passé super vite en fait. On était au bout du rouleau. Et on s’est dits voilà, on installe le fond vert et on fait des incrustations de tableaux dans ce lieu magistral, tout aussi sacré mais à l’inverse, laissé à l’abandon. Le plus fou, c’est que ça provoque la même impression qu’un musée, qu’un lieu bien conservé. Le Louvre, c’est un palais, le musée d’Orsay, c’est une gare et là, on se trouve dans un ancien hôpital, des Juifs y ont été déportés, c’est devenu un centre d’entrainement pour la police… On a l’impression qu’on est dans un lieu défoncé, mais c’est beau, c’est super beau en fait, et c’est prenant comme un musée. Ça fait vraiment le même type d’effet qu’un musée… Aussi sacré, aussi magistral, alors qu’il apparaît en inverse. Le clip a un meilleur effet par ce décalage hyper étrange. […] C’est un lieu connu pour les tournages de films et de clips. Du coup, on a essayé de changer les angles de vue par rapport à ce qu’on a déjà vu dans d’autres vidéos, d’autres clips.
José Eon, interview par téléphone, 14 mars 2018
Le sanatorium d’Aincourt, un lieu symbolique, a servi de lieu de tournage. Conçu par les architectes Édouard Crevel et Paul-Jean Decaux, il fut ouvert en 1933 dans le contexte d’une épidémie de tuberculose. Par la suite, il fut transformé en camp de déportation durant la seconde guerre mondiale puis en centre d’entrainement pour la police:
Conçus pour accueillir 150 malades chacun, trois pavillons, distants de 400 mètres les uns des autres pour éviter tout risque de propagation épidémique, furent posés à flanc de colline. Le pavillon des hommes se nomme « des Tamaris », celui des femmes « des Peupliers » et celui des enfants « des Cèdres ».
Seul ce dernier restauré en 1975, devenu alors le Centre Hospitalier du Vexin, demeure aujourd’hui un témoin de cette architecture unique. L’accès au pavillon des Tamaris, vandalisé, est interdit au public, mais reste visible de l’extérieur. Le pavillon des Peupliers, envahi par la végétation et endommagé par les infiltrations d’eaux pluviales et les exercices de lutte contre les incendies pratiquées par les pompiers, offre une vision d’apocalypse.
Fermé en partie depuis de nombreuses années (une aile étant restée active), il se dégrade au fil du temps. Aujourd’hui, les difficultés pour trouver un acheteur sont toujours là, comme l’explique ce récent article du Parisien. En attendant, les propriétaires se financent à travers les équipes de tournage:
Il fallait qu’on vienne avec 40 personnes sur le tournage et ce lieu correspondait parfaitement à nos besoins. Par contre, on retrouve paradoxalement les mêmes contraintes que dans un musée. Il faut le louer 600 euros pour la demie journée.
José Eon, interview par téléphone, 14 mars 2018
Tout autant que les tableaux classiques, il s’agit d’un lieu symbolique. On peut remarquer qu’il se situe dans le Val d’Oise, le département où Youssoupha a grandi. On retrouve dans les paroles de la chanson une référence à un univers clos, dont on ne peut sortir.
Fallait qu’je vive dans ce HLM de merde à Cergy
Fallait qu’j’me brise dans une ghetto-mentale qui m’a asserviYoussoupha, Niquer ma vie (2015)
La « cité » est vue en quelque sorte comme un univers sans issue, aliénant, un espace disciplinaire, tout comme l’hôpital qui constitue le cadre de cette vidéo, ou encore la prison, qui fait l’objet d’un couplet entier consacré à l’expérience carcérale de son frère.
Les barreaux, les barrières, l’amour me délaisse
Du coup, je t’envoie des mandats
car j’ai pas l’cœur pour t’envoyer les lettres
Dans ta cellule, si tu entends cette chanson
J’espère qu’elle te fera mal, comme j’ai mal à chaque fois que tu tombesYoussoupha, Niquer ma vie (2015)
Les trajectoires fragiles des gens… et des lieux
Il parle de « niquer sa vie », d’un entourage super compliqué qui aurait pu le tirer vers le bas. Dans le clip, le contraste entre les beaux tableaux et les salles délabrées du lieu abandonné évoque ce qu’il raconte de sa vie. Il aurait pu partir en couilles, ça aurait pu être une vie trash, et finalement, l’art l’a sauvé.
José Eon, interview par téléphone, 14 mars 2018
Ce lieu dégradé procure un attachement naturel. Comme l’explique Youssoupha, on se construit avec ses origines, son entourage, pour le meilleur et pour le pire des trajectoires. Le rappeur décrit de façon très juste la vulnérabilité de son parcours de vie, soulignant une trajectoire au fil du rasoir, entre réussite et descente aux enfers. Le lieu abandonné qui, lui aussi, aurait pu connaitre une évolution positive, faisant l’objet de politiques de conservation (comme c’est le cas du musée du Louvre, ancien palais, ou du musée d’Orsay, ancienne gare), se délabre et sombre peu à peu dans l’oubli.
Mais comme le souligne José Eon, même après plus de dix ans d’abandon, le sanatorium conserve une esthétique architecturale assez unique et sa valeur patrimoniale apparait aux yeux de tous ceux qui le visitent.
Aujourd’hui, il n’est toujours pas prévu de le restaurer, ni de l’entretenir. Les visiteurs, explorateurs infiltrés ou artistes autorisés, admirent sa beauté étrange. Cette atmosphère particulière décuple la créativité en jouant sur les contrastes entre vie et mort des espaces et des personnes: dans ce musée alternatif et imaginaire, les tableaux ont le droit de s’animer; une magie qui ne pourrait pas avoir lieu dans un espace muséal « normal » et règlementé.
Finalement, le lieu délaissé, qui dégage une atmosphère unique, est peut-être, à l’heure actuelle, le seul type de lieu où peuvent se rencontrer la culture classique et la culture populaire…
Nous avons décidé de prendre le problème à contre pied. Puisque nous ne pouvions pas prendre la culture urbaine et l’emmener au musée, nous avons pris le musée et l’avons introduit dans un univers urbain. C’est pourquoi nous avons tourné au sanatorium. On a voulu que les amateurs de rap s’intéressent aux tableaux, et que les amateurs de tableaux s’intéressent au texte de rap! Parce que selon moi, culture urbaine ou classique, ça reste de la culture avec un grand C. C’est ce que raconte la scène d’introduction, on se méprend en pensant que Youssoupha achète de la drogue à un dealer avant de comprendre qu’il achète un ticket pour visiter cet étrange musée… toute une histoire!
Interview par écrit avec Anthony Amine Abdelli, 12 mars 2018
Certains plans sur des salles du sanatorium exposent de manière très convaincante des œuvres.
Je laisse le mot de la fin à José Eon, en espérant que les propriétaires du lieu entendront cet appel:
Ça pourrait faire un super musée, ce lieu… Par exemple, une piscine désaffectée de Roubaix est devenue par la suite un musée avec des œuvres exposées dans les anciens vestiaires, donc pourquoi pas?
José Eon, interview par téléphone, 14 mars 2018
Je remercie chaleureusement les deux vidéastes pour avoir très gentiment accepté de me répondre et je leur souhaite de très beaux futurs projets.
- Bettina Ghio, Sans fautes de frappe: rap et littérature, Paris, Le mot et le reste, 2016, p. 17. ↩